Festival international du
court métrage au saguenay

Suite à la tenue de sa 25e édition, REGARD souhaite faire découvrir les cinéastes sélectionnés dans la Compétition officielle du Grand prix Canadien. En plus des entretiens réalisés en français en collaboration avec la balado de Ciné-Bulles, que vous pouvez écouter ici, l'équipe du Festival a confié les entrevues en anglais à Justine Smith, présidente de l'Association des critiques de cinéma du Québec (AQCC).

Voici donc l'entrevue réalisée avec Amar Chebib, le cinéaste de Joe Buffalo et son protagoniste, Joe Buffalo. Présenté dans le programme Compétition 1, le film est également récipiendaire du Prix du public et du Prix du Meilleur documentaire de l'édition 2021 du Festival.

REGARD : Comment vous êtes-vous rencontrés et à quel moment avez-vous décidé de faire un film ensemble ? 

Joe Buffalo : J’étais à Montréal en 2005. Je ne me souviens pas trop de ces années-là parce que je partais dans tous les sens à l’époque, j’étais vraiment paumé. On s’est rencontrés à la Place de la Paix, un endroit où les gens viennent faire du skate. Amar est venu me voir en 2019, après que j’ai acquis ma planche commémorative de la compagnie Colonialism Skateboards, en l’honneur de mon ancêtre, le Chef Pîhtokahanapiwiyin. Il m’a approché, on est allés prendre un petit-déjeuner, et c’est à partir de là que ça a commencé.

 

Amar Chebib : Je l’ai rencontré en 2005 dans la scène montréalaise du skateboard. Après, je suis parti faire du cinéma et c’est seulement en 2019 que j’ai appris qu’il était devenu professionnel. C’est aussi à ce moment-là que j’ai appris pour la première fois qu’il était un survivant des pensionnats autochtones. Je l’ai approché et on a commencé à passer du temps ensemble et à parler de sa vie et de son parcours. Je me disais qu’il y avait quelque chose à faire avec son histoire, qui est très forte à cause de tous les obstacles qu’il a dû surmonter pour arriver là où il est aujourd’hui. C’est le point de départ du film, la manière dont l’idée du film est née.

 

REGARD : Cette histoire aurait pu prendre beaucoup de formes différentes. À quel moment du processus de création avez-vous choisi la structure du film ?

 

Amar : C’était assez clair dès le début. On a commencé en discutant énormément. Joe est aussi coscénariste. On parlait beaucoup de sa vie, puis je prenais des notes et je les lui montrais. On échangeait sur ce qui nous paraissait approprié et ce dont on voulait parler ou ne pas parler dans le film. La structure du film elle-même s’est précisée dès le début. L’histoire est racontée d’une manière plus ou moins linéaire : on commence par Joe aujourd’hui, qui parle de sa vie, puis on revient aux origines, et à partir de là c’est assez linéaire.

 

J’ai commencé à enregistrer des entrevues uniquement audio, des conversations informelles entre nous deux, dans mon salon. À partir de ces enregistrements, j’ai monté le canevas de l’entrevue du film. Je l’ai fait écouter à Joe, qui m’a donné ses impressions. On a fait de petits ajustements ici et là. Une fois satisfaits du résultat, on a commencé à tourner. On a créé le traitement visuel du film en collaboration avec notre directeur photo.

 

En ce qui concerne le style, je voulais quelque chose d’assez narratif, mais qui s’appuie sur différents langages propres aux vidéoclips et aux vidéos de skate. En ce sens, c’est un hybride, surtout que Joe est aussi un acteur émergent. Il joue dans plusieurs films qui ont eu du succès et qui ont été présentés à TIFF. On s’est appuyé sur son expérience d’acteur, qui a amené toute une autre dimension au film.

 

Ce que Joe apporte au film en tant qu’acteur, c’est qu’il a beaucoup de naturel et de vulnérabilité, il a une certaine aisance devant la caméra. Je vais le laisser en dire plus.

 

Joe : J’ai été choisi pour jouer, ce n’est pas moi qui ai cherché à jouer. Dans la culture crie, on croit en la réincarnation. Mon nom complet est Joe Dion Buffalo ; c’est le nom de mon arrière-grand-père. En 1958, il a fait un western en Espagne avec Jayne Mansfield, intitulé The Sheriff of Fractured Jaw. Alors, tout comme moi, il est sur IMDb. Avant, je l’ignorais. En fait, il a même été le premier Autochtone à aller en Europe pour jouer un personnage autochtone. Avant ça, c’était des Blancs qui jouaient les rôles d’Autochtones. Dans ma culture, nous sommes nos ancêtres. L’histoire est inscrite dans notre ADN. Avant d’être sobre, j’ai eu plusieurs occasions de faire du cinéma, mais je n’en appréciais pas vraiment la valeur, je prenais ça pour acquis. J’étais aveugle. Il m’a fallu arrêter de boire pour y voir clairement, pour saisir cette chance de la vie et la valeur de cette opportunité.

 

Quand j’étais jeune, ma manière de régler les choses était de fuir. Mon père s’est enfui et j’ai un grand problème d’abandon. La sobriété a donné plus de force à ma voix. Aujourd’hui, je regarde le cinéma et je prends ça beaucoup plus au sérieux.

 

REGARD : Pouvez-vous parler de la culture des vidéos de skateboard et de l’impact de cette culture sur le film ?

 

Amar : C’est le skate qui m’a amené au cinéma et qui m’a fait rencontrer Joe. On traînait à la Place de la Paix, où je filmais des vidéos de skate avec mes amis. Il y a beaucoup d’autres skaters et réalisateurs de films de skate qui sont partis travailler en cinéma, des gens très connus comme Spike Jonze. On pourrait aussi parler de Liam [Mitchell], notre directeur photo. Il est à la fois un réalisateur de films de skate accompli et un directeur photo très talentueux. Il connaît Joe depuis plus longtemps que moi, depuis 26 ans ou quelque chose comme ça.

 

J’ai senti une vraie synergie entre nous trois, qui vient de notre aisance commune au skate et au cinéma. Je pense que le skate nous a appris à faire tout avec rien, à créer de manière différente et innovatrice. On n’avait pas d’argent quand on a commencé à tourner ; on s’est simplement débrouillé. On était une toute petite équipe avec très peu de budget. Ça nous a appris à avoir différents points de vue créatifs sur les choses.

 

REGARD : Beaucoup de gens se sentent interpellés par le film, et il y a un bon équilibre entre les aspects les plus sombres de votre histoire et un sentiment d’espoir. Comment avez-vous trouvé l’espoir qui vous a permis de continuer ?

 

Joe : Quand j’étais à fond dans mon problème de dépendance, je savais déjà quel était le problème, mais je ne faisais rien pour que ça change. J’étais enfermé dans des schémas, des cycles. Je n’arrivais pas à en tirer des leçons utiles. Un jour, ça m’a frappé. Ça faisait un bout de temps que je retombais régulièrement dans des situations dangereuses. Mes ancêtres m’ont soutenu pendant longtemps, mais je ne voulais plus prendre de risques. Une fois que j’ai réussi à arrêter de boire, ça n’a pas pris beaucoup de temps pour trouver mon calme et ma concentration. Ça n’a pas été facile de briser les vieux schémas, c’est un long parcours. Les problèmes de consommation reviennent toujours ici et là, mais ce ne sont que des tests, et tant que je continue à réussir ces tests, le Créateur va continuer à me protéger. Il faut que je garde le contrôle 100 % du temps et que je m’entoure des bonnes personnes.

 

REGARD : Le film utilise aussi le skate comme pont entre les générations et les communautés, qui sont unies par leur amour du skate. Pouvez-vous expliquer comment vous développez cette vision dans le film ?

 

Joe : J’ai fondé un organisme qui s’appelle Nations Skate Youth. J’avais envie de pouvoir redonner quelque chose à la communauté, quelque chose que je n’ai pas eu dans ma jeunesse. Quand j’étais petit, je ne pouvais pas poser de questions à des gens plus âgés, et mon père n’était pas présent. Qui allait m’apprendre les choses de base, par exemple, comment on fait les bébés ? J’étais un gamin qui essayait de comprendre les choses par lui-même. [Les ados plus âgés] avaient parfois un peu de compassion pour moi, ils m’aidaient, mais après ils me tournaient le dos et faisaient quelque chose pour me faire du mal. Je n’ai jamais pu leur faire confiance. Dans la réserve, les jeunes plus âgés avaient des voitures, ce qui signifiait qu’ils connaissaient d’autres endroits [où faire du skate], et je devais gagner le droit d’avoir accès à ces endroits. Même s’ils m’aimaient bien, j’étais aussi leur cible. Je ne pouvais pas aller les voir pour leur poser des questions ou leur demander de l’aide sans me faire démolir.

 

J’ai dû tout apprendre par moi-même. Je veux redonner à d’autres, en m’occupant des jeunes avant que ce soit de mauvaises personnes qui s’en chargent. Je veux leur montrer les possibilités qu’offre le skate. C’est un mouvement mondial, avec une très longue histoire.

 

Amar : C’est comme ça qu’on a pu aller chercher les plus jeunes skaters du film. Joe a mis une annonce sur Facebook et plein d’ados ont répondu qu’ils voulaient participer.

 

Joe : On a promis 20 $ à chaque participant, et voilà, ça a été très facile. Ils étaient réellement intéressés. Il y avait un gamin qui était là juste parce que sa mère le voulait, mais à la fin, on voyait qu’il faisait de son mieux. À force d’être encouragé par ses amis, il a fini par comprendre le truc. C’est le genre d’ambiance qu’on veut.

 

Amar : Et Quinton [George], le jeune qui joue Joe adolescent, était déjà hallucinant. On l’a filmé en train de faire du skate dans plein d’endroits différents et on est allés avec lui dans le pensionnat désaffecté.

 

REGARD : Quels sont vos prochains projets ?

 

Joe : Je viens de tourner un long métrage avec l’un de mes cousins, Cody Lightning. C’est une comédie autochtone. Je fais aussi une tournée avec Red Bull Canada. Ça se passe partout au Canada, mais je participe de Regina à Calgary.

 

Amar : Je réalise des publicités et du contenu de marque. Il y a toujours beaucoup de projets dans ce domaine. Je travaille aussi sur un autre projet qui a des thèmes similaires à ceux de Joe Buffalo. Il est possible que ça devienne un long métrage, mais il reste encore beaucoup d’incertitudes à ce stade, alors je ne peux pas trop en parler pour le moment.

 

On essaye aussi de maximiser les possibilités avec Joe Buffalo. Plusieurs distributeurs nous ont proposé de mettre le film en ligne, et on a de nouvelles opportunités prometteuses avec des marques connues de skate pour promouvoir le film. On pense aussi à partir en tournée avec le film et à faire quelque chose de cool avec l’OBNL de Joe, comme de voyager, présenter le film et faire des démonstrations de skate.

 

Traduction : Charlotte Selb